L’Évangile de Luc nous présente trois rencontres. Trois hommes. Trois caractères. Ils sont anonymes et ils nous ressemblent, dessinant la carte de nos attitudes. Par ses réponses, Jésus dit quelque chose de l’esprit qui les anime. Le premier affirme qu’il suivra Jésus partout. Il ressemble à Pierre. Il est certainement sincère mais compte trop sur ses forces. Il est présomptueux. Son oui est enthousiaste mais il ne mesure pas le coût de cette suite, et que sa réponse même lui est donnée d’en haut… Le deuxième est celui que Jésus prend l’initiative d’appeler lui-même. A-t-il deviné son désir ? A-t-il lu dans ses yeux un coeur « large et généreux » ? En tout cas Jésus ne s’est pas trompé : l’homme se dit prêt… mais il a quelque chose à faire. Enterrer son père, le premier devoir d’un fils. La réponse de Jésus est peut-être la phrase la plus dure qui soit sorti de ses lèvres. Quant au troisième, sa réponse semble légitime, d’autant plus légitime qu’elle fait écho à la réponse qu’Élisée fit à Elie : « Laisse-moi embrasser mon père et ma mère puis je te suivrai ». Comment Jésus peut-il répondre aussi durement ?! Jésus ne sait-il pas ce que représente une famille ? Un père ? Comment l’ignorerait-il, lui qui nous a donné le plus beau portrait d’un père jamais écrit, celui du père prodigue ? Lui dont les paraboles parlent si souvent de la famille et de ces parents qui savent « donner de bonnes choses » (cf. Lc 11,13) à leurs enfants ? Lui qui a guéri des enfants sur la seule prière des parents ? Comment peut-il dire cela ?! Eh bien Jésus sait aussi la force de l’excuse familiale. Combien de parents justifient leur travail acharné par le bien supposé de leurs enfants ? Combien d’enfants ne se sentent pas libres de faire ce qu’ils sont appelés à faire au nom d’une tradition familiale ? Jésus met au premier plan une chose : faire la volonté de Dieu. « Qui est ma mère, et qui sont mes frères ?° » (Mt 12,46) et il répondra : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique » (Lc 8,21). Combien d’immobilismes la famille ne justifie-t-elle pas ? Combien de décisions courageuses ne sont pas prises parce qu’un prétexte familial est donné ? Ce n’est pas la piété familiale que Jésus réprouve, c’est l’immobilisme. Jésus nous place sous le feu de ce Royaume qui par deux fois conclut ses réponses. Il pose finalement à ces hommes – et à nous – une question simple : L’Évangile du Royaume est-il le premier critère qui préside à nos décisions ? Jésus dévoile nos atermoiements, nos hésitations, nos ambivalences. Sans aucun mépris mais avec une lucidité absolue. Il y a en lui beaucoup de tendresse pour ces personnes qu’il rencontre et qui veulent sincèrement servir Dieu et le suivre. « Jésus le fixa du regard et se mit à l’aimer » (Mc 10,21) nous est-il dit une fois. Oui beaucoup de tendresse mais une exigence radicale.
Nous ne savons pas ce que firent ces trois hommes. Ont-ils suivi ou pas ? A chacun, Jésus a parlé personnellement. A chacun, il a parlé de ce qui l’anime Lui, de ce qu’il vit Lui. Jésus ne dit rien qu’il n’ait pas vécu. Il sait la fatigue des jours, les nuits difficiles sur les collines de Galilée, les pierres de la route. Il est venu pour une chose : annoncer le Royaume, révéler le visage de celui qu’il appelle Abba, Père. C’est la boussole de sa vie, le coeur de son être : Tout le reste est second par rapport à cela. Jésus enfin s’est décidé. Il a pris une décision. Une décision mûrie dans la prière, inspirée par l’Esprit, le pousse en avant et il ne regardera pas en arrière. Il n’est pas oui et non. Il dit vraiment oui, Amen, à Dieu. Il est tendu vers le Royaume. Et notre chemin n’est pas différent. Jésus conforme sa vie au Royaume qu’il annonce. Il est en mouvement. Il est vivant. Il ne cessera jamais de l’être. Prions pour qu’il fasse de nous des êtres de décision, toujours en mouvement, toujours plus vivants.
Abbé Frédéric Fermanel