La demande de Jacques et de Jean n’est-elle pas un désir de s’accaparer la relation au Christ ? Ne s’agit-il pas plutôt d’aimer tellement le Christ qu’on accepte de ne pas le retenir ? Il fallait ce dialogue de Jésus pour comprendre ce que le Maître dit ensuite : « Ceux que l’on regarde comme chef des nations païennes commandent en maîtres ; les grands font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi. » Le propos est radical car il touche au fondement des relations entre les hommes : ce n’est pas le rapport domination/subordination ou pouvoir/soumission qui détermine l’ordre des choses humaines. Jésus nous appelle à trois choses : d’abord, à ne pas mépriser, mésestimer ou nier le désir de « devenir grand » qui peut habiter certains : celui qui veut devenir grand… celui qui veut être le premier. Jésus reconnaît combien peut être puissante cette aspiration à l’excellence, et combien la conscience des talents reçus s’accommode mal d’un refus d’en vivre la pleine mesure.
Ensuite, Jésus nous demande de ne pas imiter les pratiques et les manières de faire qui sont celles du monde : il y a une rupture à marquer et à vivre. Les relations humaines, pour les disciples du Christ, ne se comprennent pas en termes de pouvoir à faire sentir, de maîtrise à assurer, d’autorité à imposer. Il y a une autre voie, une autre manière d’exercer des responsabilités : elle n’est ni la plus simple ni la plus facile mais elle demande cette liberté intérieure qui met à distance des modèles les plus puissants parce qu’ils semblent être les seuls.
Enfin, Jésus nous dit que le seul chemin chrétien possible est celui du service : « celui qui veut devenir grand sera votre serviteur. » Le Christ nous appelle ici à davantage encore : il ne s’agit pas seulement d’une manière de faire, il s’agit d’une manière d’être. C’est ainsi que le Christ nous appelle à le contempler : « Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude. » Il nous faut regarder le Christ comme cette figure du Serviteur pour que notre être en soit transformé. Celui qui se laisse appeler « Maître » par Jacques et Jean s’identifie comme le serviteur et il ne l’est jamais davantage que quand il s’apprête à traverser la souffrance et la mort, à vivre l’envers de tout pouvoir et de toute domination jusqu’à mourir sur la croix de la mort d’un esclave. « Servir » n’est pas une façon de faire, mais d’abord une manière d’être : qui donne un certain regard ; qui se vit en résistant aux glissements et dérives insensibles d’un service qui deviendrait un pouvoir ; qui est déprise de soi et souci d’autrui, refus de l’égoïsme et désir de se faire proche… Une manière d’être qui est de consentir à ce que le Seigneur nous détache de ce qui nous attache : il faut beaucoup de liberté intérieure pour servir en aimant, pour demeurer à sa juste place ; une manière d’être qui permet de ne pas faire obstacle à la force de l’Esprit et qui permet, quand on consent à vivre la faiblesse du serviteur, de rencontrer l’homme dans sa plus grande vérité !
Abbé F. Fermanel